Dans 'Reservoir' vous trouvez 'Voyelles Absentes', six lipogrammes traduit par Bernard De Coen
(Sansevieria, Anvers, D/2004/10.105/1)

 

Editions Kleinood & Grootzeer
(Bergen op Zoom, 2002, ISBN 90 76644 23 3, NUR 306)

 

 

 

DANS LES ENVIRONS DU MONDE

 

BERT BEVERS

 

Traduction Bernard De Coen

 

NATURE MORTE AU REQUIN

Des raisins blancs, du poireau et des aubergines parmi de la bière,
des tagliatelles, du hareng à la vapeur, du fromage de chèvre
et du knäckebrot. Un chariot plein
de ce qui autrefois nécessitait beaucoup de patience.
soudain alors je me heurte à une nature morte au requin.

Des milans s’arrêtent sauvagement en trombe au devant de lui.
Il y en a même, avec des blocs de glace, de drapés
dans sa gueule. Qui se tient de ce fait ouverte, les dents
tranchantes triangulaires visibles. La fille
qui vient de lever une sole en fredonnant disparaît

soudain sous l’eau, et refait un instant surface
en happant l’air. Des secondes plus tard sa main gauche
ressort des vagues, pour taper sur la balance l’espèce,
le poids et le prix. Eparpillés sans plus au coin des oeufs et du beurre

flet, orphie, cabillaud, limande, saumon et saint-pierre
toutes sortes de Jêsous Christos Theou Huios Soter,
Jésus Christ, Fils de Dieu, Sauveur alentour
joliment autour d’un grand requin mort.

 

LES ROUFLAQUETTES DU VIOLONISTE

                        Pour Peter Ghyssaert

Les violonistes aiment à porter des
rouflaquettes. Celles-ci rendent le contact
avec leur instrument plus doux, le laissant
plutôt caresser que racler la joue.
Les siennes sont tranquillement hantées des sons
de Beethoven, de Brahms et de Schubert,
ainsi que de ceux du Sebastian de Cockney Rebel.
Ils s'y dissimulent aimablement un rien usés.
Tous les matins il les salue
s'inquiétant à chaque fois de leur sommeil.
'Revoilà notre violoniste', pensent-elles
d'un air content familier en se vautrant
une dernière fois dans leur quiétude impudique.
Tiens: un poil se met à s'étirer calmement,
avec l'assurance d'un arbre sachant
que le monde entier pend à ses racines.

 

EN ATTENDANT LA LIGNE 3

A présent j'entends pour la seconde fois en une minute
la même conversation. Toute sérieuse une fille est en train
de jouer avec un petit enregistreur sur ce quai
souterrain. Voilà qu'elle l'enclenche à nouveau,
écoutant de son oreille d'acier, rembobine
et passe les yeux scintillants des voix qu'elle possède:
remontant trente secondes dans le temps au même endroit,
avec des bruits de gens qui ne savent pas
ce qu'ils trouvent. Elle n'a pas l'air folle. Voice le métro.
Point s'en faut qu'elle monte. Je la suis du regard, aperçois
de nouvelles paroles insensées erre sur son ruban.
Où le sens réside-t-il? Dans les impacts ou l'espace
intermédiaire? Je ne le saurais, et aperçois une vie plus loin,
plus loin.

 

MONTAGE

Le poème est une usine où filent des chaînes.
Qu’en défile-t-il ce soir entre autres par-dessus
devant mes yeux ? Eh bien : des juifs qui, selon Sharon,
ont le droit de tuer. Sabra et Chatila
en tant que noms dans un jeu de cartes. Aleidis Dierick
passe en dansant, et Dennis Bergkamp dans une cabriole
tardive. Bois de santal odorant, vodka glacée,
champignons patients, de la pluie contre des lampions de sapin
dans la vitre. Foi et loi avec une seule lettre de différence.
Qui tollis peccata. Une petite phrase de ma
petite amie passe en roulant : Les fruits se gâtent
dans les biscuits. Scott Walker ondule des haut-parleurs.
Les oignons ont des tuniques et la toile d’araignée est plus forte que l’acier.
Je regarde dehors et aperçois des gens mettre des pieds en ville.
Comme si c’était la chose au monde la plus ordinaire.
Comme s’ils existaient par la grâce d’être.

 

HOMME AU PARAPLUIE

Auprès d’un dessin de Fernand Khnopff

S’abat une averse. Le long de lui. 1884.
Dénué d’intérêt contemporain monsieur Edmond
Picard n’est ici qu’homme magnifiquement réservé
qui mangea un ris de veau d’invention, et selon moi
but-il ensuite paresseusement encore un peu de bière.

Que le monde est pourtant dépouillé. Pensée. A moitié en chemin.
Sa tête est pleine de poitrine de logeuse et obstruée
d’airs wagnériens. Il est lisse comme un parapluie
d’envie de plus. Ce qui se pose à ses pieds dans une

flaque cela s’appelle-t-il toujours de l’ombre ou un autre mot
convient-il par ce temps ? D’un silence assassiné regarde-t-il
effarouché de tout vide à peine narquois

COOKHAM ARRACHÉE À L’OUBLI PAR
STANLEY SPENCER ET JÉSUS-CHRIST
 

L'eau est commune au Jourdain et La Tamise.
Quoi d'autre? Bien sûr la présence de Jésus-Christ.
Car le sauveur prêcha non seulement à Capharnaüm,
Gadra et Gennesareth mais desservit également Cookham,
dans le Berkshire. Vérifiez donc Stanley Spencer à ce sujet 

Le peintre a pensé à nous. Avec le roi des juifs sermonnant
lors des régates. Avec des barges remplies de gens qui
s'étonnent de cet antidote au siècle. Sur les rivages
la contemplation cupide. Pourtant çà et là également
des incrédules, souvent de sexe féminin. Aux yeux froids.

Même la résurrection massive au village ne les émeut,
comme s'ils voyaient se vider un cinéma. Ne reconaissent-ils
donc point la mamie de Matthew Sweeney qui ressuscite
plus jeune et plus mince que jamais? Sont-ils experts ès errements?

Dans ma mémoire est tatoué le carillonnnement de la cathédrale.
Musures ternaires. Cinq mille quarante variations.
Celui qui sonna quarante ans les cloches dut être amputé d'un bras

 

A L’EXTERIEUR EN MARS

Cette année-ci également à nouveau un mois de mars entier
à présent beaucoup à l’extérieur. Me rappelle comment, le pied
figé en terre glaise, je fixais dans le polder le hochequeue venant de naître
sous le frais soleil printanier et que ce jour-là peu après la fenêtre

céda presque sous la tempête soudaine. Seul un pâtre
se représentait que les coeurs brisés aussi continuent à battre,
or se construisait autour de l’âme une cage.
Les plombs pétèrent, l’hiver faisait sauvagement rage.

Aujourd’hui germe dans tous les jardins la laitue d’un vert épouvantable.
Le printemps laisse couler de petits nuages bleus des narines, sorti de l’étable.
Ils pendent au-dessus de ces grasses terres comme des rêves fraîchement éclos.
Le vent apporte des bouffées polyphoniques d’Abba de lointaines radios.

 

IMAGE PORTUAIRE

Soyez tranquilles vieilles vagues, personne
ne connaît le chemin. Nous vagabondons entièrement chez nous.

Bombant comme une écriture de fillette exprime
la consolation de la pluie sur des grues. Craie blanche,

signes qui se répandent. Le monde est tellement étendu :
des mouettes rasent stridentes le long du biseau.

 

BIPLANS SUR LE MEIR

Beau dimanche matin sans connaissance de cause:
comment se fait-il le temps me sue
lorsque des escadrilles de biplans vrombissent
hardiment sur le Meir? L'histoire s'est-elle ici
défaite de sa toile? Les nuages,
trapèze sans filet, brusquement manque brusque.

Déclarations de guerre. La foule devant la Feldhernnhalle
acclame la nouvelle Europe. Le ciel dans les chapeaux.
J'aperçois alors Otto Dix, me trouve à nouveau au point
le plus loin que les Allemands surent atteindre près de la Somme
en 16, année de naissance de mon père, et la ville est-elle
occupée comme si Van Ostaijen habitait à présence encore ici.

La nuit au lit oppression lorsque je file avec d'Annunzio
par l'espace aérien, que des balles me sifflent par les oreilles
et que je me joins à la marche de Trieste à Fiume. Me suis
débarrassé des draps et avec ceux-ci des rêves: vue nocturne
mouvant soi-même. Assez de vouloir.

 

ANTONIUS ABT  

L’objectif ajusté : ce lent père de pierre aux jours véloces
gît  ici tranquille, comme un caillou taillé au vent. A la
balayette et à la pelle en lui des échos de chants anciens

sont à ramasser, jadis prisonniers dans le choeur à présent
descendus entre tronc et confessionnal. Entre-temps ce
tabernacle s’est fort dépeuplé, mais tourbillonne encore de prières .

En souvenirs d’encens les parois au brillant terne et dans la
poussière le long du vitrail le silence s’apaise à peine.
Bon nombre de voisins étaient ici du baptême au fidèles jusqu’à la mort.

Or cet édifice conserve un espoir : les murs continuent à
sauver la vie, forment aussi pour les enfants à venir bientôt
le décor de souvenirs de jeunesse, de chez soi temporel.

Et Dieu ? Celui-là ferme l’oeil, élève son coeur.

 

LA DOUBLE VIE DE VERONIQUE

Auprès du film de Krysztof Kieslowski

Un instant à pic, cela semble durer un an.
Elle se roussit à sa propre image – sans
foyer, sans objectif même. Ame due à l’insoupçonné
sosie déchirée pour l’éternité.

La voilà à scruter à la fenêtre d’un train :
cela distord, rend les formes raides plus rondes
et elle-même sur ses gardes pour une autre reconnaissance telle.
Elle se sait à présent en double. Le crépuscule déteint

la ville, lance sur le mur d’étranges ondes.
Las Véronique, comme tu déclines en chant si belle

 

PETRARQUE VOYAGE NON ARMÉ PAR LES ARDENNES

Des roues grincent dans la brume par les forêts.
Les chevaux s'arrêtent presque avant le commandement.
Ils sont déjà passés par des milliers de collines et le long de milliers
de ruisseaux. Reposez-vous à présent, parmi des arbres étrangers.

Le poète de la buse et de l'épervier reconnaît-il la diférence
dans les sons? Il se gratte la tête, déambule quelque peu
à cause de ses membres raidis. A côté de lui de sombres étangs
contemplent l'air ebn stupide reflet, comme des oies fixant un orage.

Il cogite. L'existence se plie selon lui toujours au gré
des prédictions. Accomplis-toi, miracle, à chaque fois
à ses yeux: dans ces pentes inconnues aussi voit-il
les contours de sa bien-aimée. Ils le rendent triste.

Il ne connaît pas très bien les limites du monde.
Que s'est-il passé dans ces régions dont il n'a jamais entendu?
Là aussi pourtant le soleil poignait-il quotidiennement,
le retentissement de la vie recommençait-il sans cesse.

La tête lasse sur la laine rêche. Dans son sommeil les politiciens
baragouient-ils, les guerriers lancent-ils des poignards vers un nuage
et une Laure épluche-t-elle de petites poires. C'est alors que
la lumière vibrante atteint le coeur de ses rêves: pars nu.

Francesco effleure quelques museaux humides. Il se soulage
dans les queues de renard. Et s'élève ensuite.

 

JE DEVAIS ENCORE APPRENDRE À ÉCRIRE

Des doigts en haleine embuée dansant sur le roucoulement
de proches colombes. Plutôt des signes sur des vitres
altérées que sur du papier. Que savais-je que je ne pouvais savoir ?

Lucarne pleine d’yeux brillants. Désir à pic
comme un coquelicot fleurissant. Autre époque.
Du havresac moisi qui attend patiemment la répétition

mon petit corps cueille le casque connu :
il joue au soldat sans un bruit pour ne point déranger
le sommeil parent. Me souviens de la prévisibilité

la cadence mais plus de ce que le bonhomme qui s’attaquait à moi
pensait alors. O, dimanche : entamez cependant bien vite vos lentes fêtes.

 

ALDEHYDE FORMIQUE

Au Musée d’Afrique centrale à Tervueren

Me voici dans un livre de garçon mi-noir plein
de casques tropicaux, de carabines et d’une pirogue acajou
de quasi vingt-trois mètres. De tous les coins me

dévisagent depuis des dioramas des regards morts de
familles d’okapis, de lions, de couples de buffles. Sur le cou
d’un cobe de buffon le sang a presque disparu et je conçois

les scientifiques qui apportèrent ce soupçon de rouge il y a quatre-vingts ans.
Le souffle coupé dans un grand bac plein de vieux formol
est suspendu un coelacanthe témoignant de sa survie.

Une classe d’enfants entre, l’ignore et commence à
jouer monstrueusement devant des crocodiles naturalisés.
La lumière se réfracte doucement par la vitre et sur des nageoires.

Mouvement réfléchi. Cages en verre, rituels transparents.

 

HIVER

Intermezzo de peluche dans un café à mousse floconneuse
contre les fenêtres. Une lueur de néon scherzo perce en danse
trois-quarts. Solde des pensées.

Ecoute les clients se plaindre des glissades, du froid
et du vide à l’extérieur. Je ne les saisis point. Décembre est
plein de promesses : un mois qui lance le vent dans les cheveux

et aux yeux, donne encore un brillant de plus
à l’odeur des mandarines sous les ongles et au soir.

A tel entendement est-on aussi sourd que le froment.
Le regard dès lors sur le jardin proche : là-bas

 

MARIONNETTISTE

Se tenant lâches entre ses doigts comme des rênes, les ficelles.
Avec de frêles choses suggère-t-il une danseuse.
Elle ne court point, voltige : esseulée et papillonnant.

Ses mains se meuvent comme d’un héron les ailes.
Chacun retient son souffle lorsqu’en gracieuse
ondulation sa vie trébuche, véritablement réelle un instant.

Elle se laissa doucement trépasser

 

SUR LE KRUZENSHTERN

Le pont du Kruzenshtern s'enfle comme une semelle retournée.
En bas dans la coquerie de jeunes matelots pèlent des patates. Sur
le four adjacent une tomate esseulée. O compas qui s'incline:
combien douce est pour toi la mer. J'aspire au delà de l'horizon,
mais sais le navire ici en rade. Alors j'entends soudain mon père
parler de ses randonnées en canoë dans le rassac, je l'aperçois

dans ses souvenirs de jeunesse trépidant à la rambarde d'un remorqueur
bravant la mer déchaînée. Il accompagnait les pilotes de temps à autres.
J'ai des photos dentelées de ses jeunes années: ne sachant qui deviendra
le père de qui. Il danse à quai en tenue de bain avec des fillettes
vieux jeu. Pourquoi? Il ne leur prête guère attention, elles
pourtant l'aperçoivent lui dans tout son héroisme bancal.

Voilà ce à quoi je pense sur le plancher de ce fameux quatre-mâts.
Me voici avec un moustache grisonnante à bord de ce que je pourrais
considérer comme une maison. Cordages indiquant des ciels
lourds. Un dieu s'y glisse vers le bas et au-dessus crépite
doucement un feu Saint-Elme. Pourquoi me plais-je le plus
lors de mon départ et l'aventure me passe-t-elle par les veines

dès que je pose un pied à bord? Est-il des hérédités dans la parole?
Les marins aux petits rubans flottant à la tête et rayures sur la
poitrine à bomber restent en essence toujours des garçons,
la maison bien loin, sous la casquette des aventures projetées
et des fille furtives. Crois en quelque chose. Dans une vie
précédente j'étais capitaine. Fixé ici. Il tourne une page d'eau

 

QUARANTE BOTTES

Vingt hommes. Bras dessus bras dessous. Trouvaille en creusant
pour la construction d’une usine. Ensemble ces garçons ont-
ils un jour traversé allègrement l’eau en sifflant. Il devait
y avoir une Grande Guerre, et eux, ils en seraient.

Envoyée à la rencontre au travers de la bakélite de téléphones
par-dessus le retranchement et les balles pour eux, Arras en 17,
la vie s’arrêta sans plus. Ossements têtus qui écrus en terre
grosse de plus encore attendaient le futur.

Sous le jeune trèfle et l’ortie fleurissante les regards morts
tournés vers le haut en fosses vidées.
A présent que de la terre l’épiderme est ôté au râteau,
gisent-ils coude à coude à contrefaire un Holbein

leurs bottes toujours en bon état au pieds.

 

RETOUR

Les cloches appellent comme toujours mais il y a moins d’oreilles.
Diablement bien sait-il encore comment le surplis glissait
sur le petit col de garçon fraîchement rasé. D’un rythme calme

plein de foi le jour débutait-il dans cette église du Sacré-Coeur
comme tous les jours. A côté de la sacristie subsiste son empreinte
digitale quelque part sur les boutons du retentissement. Complice.

Ces jeunes années se maculent de plus en plus,
mais culbutent parfois un instant imbues le fil de
la mémoire. C’est alors qu’il savoure. Comment autrefois une maison

où il lui arrive encore de baguenauder était son chez soi,
l’intelligence éprouvée se fige d’ardent frémissement
comme un oeuf en eau bouillante. point d’angoisse future .

 

  PAYSAGE D’HIVER AUX PETITS CHOUCAS

Auprès du tableau de Valerius De Saedeleer

Voyez, tout commence. L’ombre ronge
le vide des champs. Inexorable déploiement.

Dans ce cadre les collines ont droit à l’arrêt,
point les arbres ni le crépuscule. O, cette absence de proche.

L’hiver ne connaît point de tristesse mais l’âme tendue
comme un ventre gros est pleine de fourré. Il n’y manque pas grand-chose.